mardi 27 septembre 2011

La cause extérieure

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J'ai toujours été intriguée par la charnière qui relie la chaise à la toile dans "Pilgrim" de Robert Rauschenberg. Pourquoi une charnière plutôt qu'une vis, du scratch, des boulons ou même rien. Celle-ci suggère immédiatement un mouvement dont elle serait l'axe. Pourtant dans cette position particulière de la toile contre le mur + la chaise contre la toile, visiblement rien ne peut bouger. Ou plutôt rien ne peut plus bouger. De nombreux coups de pinceau, larges et rapides donnent à la peinture une allure agitée. Mais la toile est maintenant calée entre la chaise et le mur. La place de la chaise par rapport à la toile est précisément indiquée par un trait de crayon au dessus de la charnière. On pourrait faire à Rauschenberg le reproche que Ben Nicholson faisait à Jean Hélion : que son bleu fait penser au ciel. La chaise à barreaux, en bois, impassible, est peinte; en trois zones qui évoquent trois époques distinctes car il s'agit de trois couleurs mais aussi de trois états : peinte, non peinte, mal peinte ou usée. Cette division en trois zones est reprise dans la toile à la limite haute du dossier. Si la chaise évoque un corps, c'est celui de quelqu'un qui a la peinture dans le dos. De toute manière il n'y a personne, visiblement cette chaise n'est pas là maintenant pour s'asseoir mais pour être regardée. Peut être pour donner une hauteur par rapport au sol. Tout le mouvement est donné par les éléments picturaux. Sont-ils ceux dépourvus de volonté que décrit Aby Warburg autour de la Vénus de Botticelli :

...le mouvement extérieur des éléments dépourvus de volonté, c'est-à-dire du vêtement et de la chevelure, que Politien lui présentait comme la caractéristique des oeuvres d'art antiques, était un signe extérieur commode : il pouvait être utilisé chaque fois qu'il s'agissait de donner l'illusion d'une vie plus intense, et Botticelli usait volontiers de ce procédé qui facilitait la représentation plastique d'êtres humains agités de passion, ou même seulement émus. (A. Warburg, Essais florentins, éditions Klincksieck)

Le plus petit mouvement de la charnière que nous imaginerons fera basculer le tableau dans l'espace réel. Produira même un écart (avec le mur) donc un nouvel espace. Voire un retournement ou une chute. La chaise le garde de ce geste fou en même temps que, par le truchement de la charnière, elle l'y destine. La chaise articulée ainsi est à la fois une adresse (vers le regardeur) et une destination (le réel).

Robert Cumming, Two Views of One Mishap of Minor Consequence, 1973.

Merce Cunningham dans Antic Meet, 1958

Robert Rauschenberg, Pilgrim, 1960

Sandro Botticelli, Naissance de Vénus, 1485


samedi 17 septembre 2011

Paysage de la fadeur

Ci-dessus, des photographies de :
Xavier Ribas 2004, Lewis Baltz 1979, Marie Zawieja 2010, Robert Smithson 1967
En réfléchissant à l'idée d'une image "détenue", évoquée avec Michel Métayer lors du dernier accrochage de Picturediting, je pense à la fadeur décrite par François Jullien.

Le peintre s'est même refusé à traiter différemment ce qui était à distance, comme on le fait d'ordinaie, en réduisant les détails ou en estompant le tracé ; proximité et lointains sont fondamentalement homogènes, ils se "réfléchissent l'un l'autre", selon l'expression consacrée et s'équivalent sous le regard. Celui-ci circule donc uniformément d'un bord à l'autre du rouleau, et seule la verticalité des fins branchages relie entre elles les deux rives, maintient à la surface ces divers plans. Aucun mouvements plus impulsif du pinceau ne vient troubler le calme qui se déploie de part en part, aucun trait ornemental, ou de simple agrément,ne vient relever la platitude de l'ensemble. En même temps, si décanté qu'il soit de toute opacité, si déchargé qu'il soit de toute pesanteur, un tel paysage n'en a pas moins sa consistance propre : les formes esquisées ont bien leur volume, le tachisme des points épars revêt le relief, d'un bout à l'autre, d'un peu de mousse, quelques traits sombres délimitent plus nettement, ici et là, la bordure des choses. Rien ne cherche à inciter ou à séduire, rien ne vise à fixer le regard ou forcer l'attention, et pourtant ce paysage existe pleinement comme un paysage. Les critiques chinois le caractérisent traditionnellement de ce mot : la "fadeur".
François Jullien, Eloge de la fadeur, éditions Philippe Picquier, 1991

Marie Zawieja 2010, Ni Zan 1372

jeudi 8 septembre 2011

Les professionnels

Marcel Broodthaers, La Soupe de Daguerre, 12 photographies en couleur, 1974
Peter Fischli et David Weiss, Die Magd (la Servante), photographie, 1984
Le 17 septembre 1839, un envoyé spécial du New York Star relate la fabriquation en public d'un daguerréotype :

Daguerre pris une plaque de cuivre argenté et en frotta légèrement la surface avec de petits tampons de coton enduits de poudre de pierre ponce et d'huile d'olive. Il enduisait ainsi toute la surface, et je remarquai qu'il frottait d'abord en rond puis régulièrement du haut en bas en mouvements parallèles.

Puis il lava la plaque dans un liquide composé d'une partie d'acide nitrique pour seize d'eau distillée. Il chauffa ensuite légèrement la plaque, tournée du côté du cuivre, à la flamme d'une lampe. Il la passa une seconde fois dans l'eau acidulée.

Ainsi préparée, la plaque pouvait être exposée aux vapeurs d'iode. On plongea alors la pièce dans l'obscurité. on fixa la plaque sur une tablette. Le tout fut glissé dans une boîte munie d'un couvercle. L'iode était placée au fond et passait au travers d'une mousseline tendue à mi-chemin sur un petit cadre. Les vapeurs d'iode en s'élevant étaient ainsi régulièrement réparties sur la surface argentée. Il s'y formait une couche d'iodure d'argent de couleur jaune cuivré (...)

Peter Kubelka

Les professionnels.
Les professionnels sont incurables. Ils ont leur vocabulaire, ils sont convaincus de leur vue scientifique des choses, ils emploient les produits chimiques et ils ne s'intéressent pas à l'art de la cuisine. (...) Une mayonnaise remuée à la main avec une cuillère en bois produit une qualité qui est différente d'une mayonnaise remuée par une machine. Le feu de bois produit un autre rôti que le feu du gaz ou l'électricité. Ce n'est pas du tout magique. Il y a la température et il y a la chaleur. La température peut être la même, mais c'est la source de chaleur qui détemine l'effet sur la viande. Je ne suis pas un traditionaliste, mais je veux souligner les différences des procédés, et je lutte contre l'abandon de la cuisine personnelle en faveur de la cuisine industrialisée. (...) Et j'ai une maxime, je dis : une société qui ne cuisine plus perd le sens commun, parce que cuisiner est une activité exerçant toutes les facultés qui le constituent. Comme le développement de la cuisine a été la source des processus intellectuels, si on cesse de l'exercer, cela aura des conséquences néfastes. Prenons le sport. Les grecs ont compris que le corps humain ne supporte pas une inactivité totale, qui était déjà à la portée de ceux qui avaient un peu d'argent. Alors, pour conserver la santé, ils ont fait une abstraction des mouvement que, plus tôt, tout le monde devait faire chaque jour, courir, sauter, lutter. Leroi-Gourhan dans Le geste et la parole a très bien analysé cette relation du geste avec la pensée. Peut-être qu'on pourra conserver la cuisine comme sport de la main. Le meilleur exercice pour l'esprit c'est la cuisine.
Peter Kubelka, 15 juillet 1998, Paris, in Les Cahiers du mnam n°65

Les films de Peter Kubelka, entre 1955 et 1977, ont marqué l’histoire du cinéma, en posant et en repoussant ses limites. Ses "films métriques" (Adebar, Schwechater, Arnulf Rainer), ainsi que ses "films métaphoriques" (Mosaik in Vertrauen, Unsere Afrikareise, Pause!), procèdent d’une analyse rigoureuse sur le cinéma, et constituent des expériences filmiques uniques. Artiste et théoricien de cinéma, tout au long de sa carrière il aura investi diverses disciplines, de l’architecture à la littérature, de la musique à la peinture et à la cuisine. Il a co-fondé en 1964, le Oesterrichesches Filmmuseum à Vienne. Son ensemble Spatium Musicum joue un répertoire appartenant à un spectre chronologique très large, du chant grégorien à la musique dodécaphonique. Professeur en Cinéma et Cuisine à l’école des Beaux Arts de Francfort, il enseigne la cuisine en tant que forme artistique.

Peter Kubelka, Arnulf Rainer, 1958-1960 / 16 mm or 35 mm / 6' 30


Man Ray, Retour à la raison, 1923, 35 mm, nb, silencieux, 2 mn.


Je me procurai un rouleau de pellicule d'une trentaine de mètres, m'installai dans ma chambre noire, où je coupai la pellicule en petites bandes que j'épinglai sur ma table de travail. Je soupoudrai quelques bandes de sel et de poivre, comme un cuisinier prépare son rôti. Sur les autres bandes je jetai, au hasard, des épingles et des punaises. Je les exposai ensuite à la lumière blanche pendant une ou deux secondes, comme je l'avais fait pour les rayogrammes inanimés. Puis j'enlevai avec précaution le film de la table, débarrassai les débris et développai le film dans mes cuves. Le lendemain matin, j'examinai mon ouvrage qui, entre-temps, avait séché. Le sel, les épingles et les punaises étaient parfaitement reproduis, en blanc sur fond noir comme les clichés de rayons x. Mais les différentes images n'étaient pas séparées comme dans un film ordinaire. Ce que cela donnerait sur l'écran? Je n'en avais aucune idée. 
Man Ray, 1964