mardi 10 septembre 2013

Le Jour du jugement

Louis Daguerre, Boulevard du Temple, 1838
Qu'y a-t-il qui m'attire et ne cesse de me fasciner dans les photographies que j'aime ? Je crois qu'il s'agit simplement de ceci : la photographie est en quelque sorte pour moi le lieu du Jugement Universel, elle représente le monde comme il apparaîtra au dernier jour, le jour de la Colère. Cela n'a rien à voir évidemment avec le sujet qu'elle traite...

Que cela soit vrai depuis le début de l'histoire de la photographie, un exemple le démontre avec une clarté absolue. Le daguerréotype du Boulevard du Temple est bien connu. Il est considéré comme la première photographie où apparaît une figure humaine. La plaque d'argent représente le boulevard du Temple photographié par Daguerre de la fenêtre de son bureau à une heure de pointe. Le boulevard devait être plein de gens et de carrosses, et pourtant, comme les appareils de l'époque exigeaient un temps d'exposition extrêmement long, de toute cette masse en mouvement on ne voit absolument rien. Rien, sinon une petite silhouette noire sur le trottoir, en bas à gauche de la photographie. Il s'agit d'un homme en train de faire cirer ses bottes et qui a dû rester immobile assez longtemps, la jambe à peine soulevée pour poser le pied sur le tabouret de cireur de chaussures.

Je ne pourrais imaginer une image plus adéquate du Jugement Universel. La foule des hommes (mieux, l'humanité toute entière) est présente, mais elle ne se voit pas, parce que le jugement concerne une seule personne, une seule vie : celle-ci, précisément et pas une autre. Et de quelle manière, cette vie, cette personne, a-t-elle été saisie, prise, immortalisée par l'ange du Dernier Jour - qui est aussi l'ange de la photographie ? Dans le geste le plus banal et le plus ordinaire : celui de faire cirer ses chaussures. A l'instant suprême, l'homme, tout homme, est assigné pour toujours à son geste le plus intime et le plus quotidien. Et cependant, grâce à l'objectif photographique, ce geste se charge désormais du poids de toute une vie, cette conduite insignifiante et presque disgracieuse assume et contracte en soi le sens d'une existence tout entière.
Il y a une relation secrète entre le geste et la photographie. (...)

Toutes ces photographies contiennent une trace historique sans ambiguïté, une date que rien ne saurait effacer - et pourtant, grâce au pouvoir singulier du geste, cette trace renvoie désormais à un autre temps, plus actuel et plus urgent que tous les temps de la chronologie.
Giorgio Agamben, Profanations, Bibliothèque Rivages, 2005
Mario Dondero, les auteurs du nouveau roman devant le perron des éditions de Minuit, 1959    
Mario Dondero parle de cette photographie : ici

Il faut saisir par la photographie la nature eschatologique du geste.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire