mercredi 20 décembre 2017

Comprendre par voie de comparaison

Ralph Morse, Saint Malo, 1944
Jan Vermeer, l'Astronome, 1668
Jan Vermeer, le Géographe, 1668-69
Seuls un recul suffisant, une distance respectable et une position dialogique de plain-pied avec son objet garantissent une vision adéquate, capable de transformer l'image en une force dynamique. Cette approche "consiste à tenir l'objet à distance dans le champ de vision, pour tenter de le comprendre par voie de comparaison"*. Comparer est une activité décisive dans le commerce avec les images qui nous environnent : c'est une fonction qui met le monde en mouvement. Celui qui compare laisse son regard courir d'une chose à l'autre, peut-être même se met-il lui-même en mouvement en tant qu'auteur de la comparaison, puisqu'il relativise ainsi sa propre position et sa relation avec les images. S'il faut donc "comprendre", ce sera "par voie de comparaison". Et si une relation appropriée doit être établie avec le corps de l'image, ce sera une relation à distance.

Karl Sierek, Images oiseaux, Klincksieck, 2009
*Aby Warburg

dimanche 17 décembre 2017

Le miroir aux alouettes

Luys, Emotions induites par stimulation de l'odorat,
Les émotions chez les sujets en état d'hypnotisme
, 1887
En combinant l'hypnose avec des inductions de toutes espèces (inhalations, injections, j'en oublie), on parvint à une véritable direction du délire et de son agir. (…)
Le docteur Jules Luys, à l'hôpital de la Charité, se fit notamment l'habile artisan, je devrais dire le maître-queux, des délires d'Esther, son cas de prédilection ; il accommoda mille et trois recettes à base d'essence de thym, de poudre d'épicéa, de cognac, d'"eau simple", de "poivre ordinaire", de fenouil, de valériane, d'anis, ail et oignon, plus quelques feuilles de roses ; mais aussi tabac, haschisch, eau de Cologne, sulfates de spartéine et d'atropine, chlorhydrates de morphine… Ainsi nous voyons Esther (chacun de ses délires ayant été cliché), selon assaisonnement, rire ou pleurer, loucher, se dilater entièrement, vomir, se contracturer, entrer en extase, se chercher d'imaginaires puces, être terrorisée, s'endormir en toute paix, cesser de respirer, être pourfendue de migraines, passer ivre, devenir toute effarée (telle est l'action de l'"eau simple", oui), hilare (le poivre), lascive (le fenouil), — et j'arrête là, très arbitrairement.

Georges Didi-Huberman, Invention de l'hystérie, Charcot et l'iconographie de la Salpêtrière, Ed Macula, 1982


Variable Piece n°101
République Fédérale Allemagne

Le 17 décembre 1972 une photo de Bernd Becher a été prise presque exactement après qu'il lui ait été demandé de se "mettre dans la peau" d'un prêtre, d'un criminel, d'un amoureux, d'un vieil homme, d'un policier, de "Bernd Becher", d'un philosophe, d'un brave type… dans cet ordre.
De façon à ce qu'il soit presque impossible, pour Becher, de se souvenir de ses propres "mimiques", les photos lui ont été envoyées après plus de deux mois ; les photos étaient numérotées dans un ordre différent de celui de la séquence originale et Becher devait réaliser les bonnes associations avec les consignes verbales.

Il choisit ceci :

1 - Bernd Becher
2 - Brave type
3 - Espion
4 - Vieil homme
5 - Artiste
6 - Policier
7 - Prêtre
8 - Philosophe
9 - Criminel
10 - Amoureux

Les dix photos et cette déclaration réunies constituent la forme finale de cette pièce.
Mars 1973

Zouc
Facies, cela signifie tout à la fois l'air, singulier d'un visage, la particularité de son aspect, — et puis le genre, voire l'espèce sous lesquels cet aspect doit être subsumé. (…)
…avec des photographies rapprochées les unes des autres, on pourra faire des comparaisons sur de nombreux spécimens et en déduire les modifications typiques qui constituent tel ou tel facies. (…)

Ainsi, l'aspect du visage, subsumé en facies, s'ouvrait-il à un état très codifiable, très registrable, de la signification : il s'ouvrait, par l'exercice d'une vigilante enquête sur les formes, à quelque chose comme un signalement.

Georges Didi-Huberman, Invention de l'hystérie, Charcot et l'iconographie de la Salpêtrière, Ed Macula, 1982

vendredi 8 décembre 2017

Trois maisons converties

Stephen Pippin, Self-Portrait Made Using a House Converted into a Pinhole Camera, 1986
Gordon Matta Clark, Splitting, 1974
Buster Keaton, Steamboat Bill Jr., 1928
Voici finalement trois manières de faire tomber les façades ! 
Manières élégantes de résoudre le paradigme intérieur/extérieur par le truchement de la photographie. Chacune de ces maisons photographiques se réfère à une construction dans la réalité sur laquelle l'artiste est intervenu. Steven Pippin fait un trou pour transformer le bâtiment en sténopé, Gordon Matta Clark trace une ligne qui fend en deux l'habitation et Buster Keaton découpe un plan qui pivote précisément dans l'espace. Chaque manière de "rentrer" dans le bâtiment, sans bouger, nécessite un bon calcul : du temps d'exposition, du montage des point de vues, de la cascade-cadrage.

Si on dit ici que la maison est devenue l'appareil photographique, comment entendre ce passage de Vilém Flusser : "L'appareil photo n'est pas un outil, mais un jouet et le photographe n'est pas un travailleur, mais un joueur : non pas "homo faber" mais "homo ludens". La seule différence est que le photographe ne joue pas avec son appareil, mais contre lui. Il s'insinue dans son appareil pour mettre en lumière les intrigues qui s'y trament. Le photographe est à l'intérieur de son appareil, il lui est lié d'une autre façon que l'artisan entouré de ses outils et que le travailleur à sa machine. Voilà une fonction d'un nouveau genre, où l'homme n'est ni constante, ni variable, mais où l'homme et l'appareil se confondent pour ne faire plus qu'un. Aussi pouvons-nous qualifier le photographe de fonctionnaire." ?

Vilém Flusser, Pour une philosophie de la photographie, Circé, 1996

dimanche 26 novembre 2017

Picturediting#4-2017- Le mur à images

Picturediting#4, lundi 20 novembre 2017, Galerie du Quai, Isdat  

Pour le quatrième accrochage picturediting#4 nous avons voulu rejouer le "mur à images" du Cabinet d'Amateur et travailler dans l'espace avec un mur dense en images dont la surface parcellisée susciterait la saturation optique.

Ce mur est-il un catalogue de toutes les réalisations de tous les participants ? Où est-il une collection imaginaire destinée à être bientôt redistribuée dans les travaux respectifs de chacun ?
En montant (dans tous les sens du terme) les images sur ce mur, nous oscillons constamment entre nous en remettre au hasard et exécuter des rapprochements prémédités. Entre l'œil surpris et l'œil méthodique. Entre montrer ce que nous voulons dire et écouter ce que les images veulent dire. 

Le mur à images expose raccords et faux raccords tout en restant une table de travail, c'est-à-dire un agencement provisoire, toujours prêt à prendre une autre configuration. Les rapports de contiguïté obéissent à des critères fluctuants.



Le Cabinet d'Amateur forme un espace d'exposition et de rencontre. Plusieurs "amateurs" ou "curieux" sont en train de contempler les œuvres exposées et de s'entretenir autour d'elles. Il n'y a pratiquement pas de Cabinet d'Amateur sans personnages. Les Cabinets d'Amateurs ont toujours un thème, ce thème est la conversation. Une structure dialogique traverse la représentation dans son ensemble. (...) On a affaire à un colloquim, à une disputatio, ou bien pour utiliser le terme le plus fréquent à l'époque, à un entretien.

L'un des théoriciens de la conversation comme genre littéraire, le chevalier de Méré, comparait l'entretien à la présentation successive de petits tableaux, lesquels, une fois la conversation achevée, devaient former un tout unique.

Quel type de réception un tableau qui se propose comme un entretien nécessite-t-il ? Chaque image présente dans un Cabinet d'Amateur est une image intégrale, qui fonctionne cependant comme un fragment d'une image englobante. Cette dernière n'est pas la simple somme de toutes les images-fragments. Le découpage auquel est soumis le tableau empêche l'œil de suivre un parcours linéaire et l'oblige à procéder par blocs, à aller sans arrêt d'un fragment à l'autre, d'une image à l'autre. Le regard ricoche sans cesse de point en point, ne pouvant s'arrêter sur rien. C'est au spectateur de dégager, pas à pas, une technique combinatoire, d'établir des ponts et des corrélations. Une fois le premier déblocage opéré, le mouvement ne s'arrête plus. La lecture intertextuelle se substitue à la lecture linéaire. Le tableau, qui n'apparaît d'abord que comme une mosaïque d'allégations, se regroupe et se réorganise. (...) 
Victor I. Stoichita, L'Instauration du tableau, 1999

Toutes les photos de la journée sont : ici

Participants : Noanne Adam, Cristelle Aguilo, Florine Berthier, Julie Branque, Aurore Clavier, Naomi Henry, Clara Jude, Adrien Julliard, Cloé Labourdique, Marion Lefeuvre, Maeghan Leigh Mourier, Antonine Muscat, Paul Ricci, Kaelis Robert, Chanwei Tang, Nina Vial Mouillet    

jeudi 23 novembre 2017

La main nécessaire (8)

Aaron Siskin, Fazal Sheikh, Sohrab Hura, Kristopher Albrecht, Jana Jantzen 
La main qui montre la photo.
Au creux de la main, l'être cher. Disparu ?

Aaron Siskin, Martha's Vinyard, 1939
Fazal Sheikh, Haji Qiamuddin holding a photograph of his brother, Asamuddin, Afghan refugee village, Miran Shah, Northwestern Frontier Province, Pakistan, 1997
Sohrab Hura, Life is Elsewhere, 2009
Kristopher Albrecht, Hand behind window pane, 1984
Jana Jantzen, Untitled, 2012, Process documentation

dimanche 12 novembre 2017

Quatre postures inconfortables, quatre positions différentes.

Bruce McLean, Pose Work for Plinths, 1971
Bruno Munari, Searching for comfort in an uncomfortable chair, revue Domus 202,1944
Didier Faustino, Auto célébration, 2009
Chris Burden, Oh Dracula, 1974
Le 7 octobre 1974, Chris Burden s'est enveloppé dans un cocon de tissu et de ruban adhésif et a été suspendu au mur de la galerie du Musée des Beaux-Arts de l'Utah (UMFA) pendant huit heures. De chaque côté du cocon étaient accrochés deux anciens tableaux de maître, et au-dessous de lui se tenaient deux bougies allumées. A la gauche du corps suspendu de Burden, on pouvait lire sur un cartel : «Chris Burden, 1974, Oh, Dracula». Reste de cette performance Oh, Dracula de 1974 deux objets : une photographie unique choisie et publiée par l'artiste et la documentation vidéo récemment découverte.

Bruce McLean, Pose Work for Plinths, 1971
Conçu à l'origine comme une performance à la Situation Gallery en 1971, les poses de Bruce McLean sont un commentaire ironique et humoristique sur ce qu'il considère être la monumentalité pompeuse des grandes sculptures sur socle de Henry Moore. L'artiste s'est ensuite fait photographier, en répétant les poses, pour créer trois œuvres pérennes.
Le socle dans le travail de McLean est aussi une référence ironique à la sculpture d'Anthony Caro et d'autres enseignants à l'école d'art de St Martin où il a étudié entre 1963 et 1966. Ces artistes, en effet rejetaient le socle comme élément de la sculpture moderne.

Bruno Munari, Searching for comfort in an uncomfortable chair, revue Domus 202, 1944 
En 1944, Bruno Munari lance une provocation au monde du design dans les pages de Domus, accompagné d'un reportage photo original.
"On rentre à la maison fatigué par une journée de travail et on trouve une chaise inconfortable."
Nous devons perfectionner chaque meuble non pas en créer des milliers de variations; nous devons les affiner en tous sens, et ne pas suivre la mode (voir le marteau), mais les faire durer au moins jusqu'à .... Nous pourrions alors dire que nous avons travaillé pour nous-mêmes, pour l'homme (et pour la femme) et pas seulement pour la créativité (ou la bizarrerie). Ce genre de désir pour l'objet unique en son genre fait son chemin dans le domaine des véhicules. Nous avons tous vu des milliers de vélos, tous différents les uns des autres. J'ai celui-ci, vous ne l'avez pas; le mien est plus beau, le mien coûte plus cher. Allez les gosses. Enfants. Dites la vérité. N'achèteriez-vous pas une chaise sur laquelle vous êtes sûr que vous allez pouvoir vous détendre même si tout le monde en possède une? Je pense que le design d'intérieur ne signifie pas l'invention d'une nouvelle forme de meuble, mais plutôt la mise en place d'un meuble commun, une vulgaire chaise longue au bon endroit.
Bruno Munari
Didier Faustino, Auto célébration, 2009 
Auto Celebration de Didier Faustino matérialise physiquement le vide créé par une personne en mouvement, vide matérialisé à l'aide de carton et de ruban adhésif.

mardi 7 novembre 2017

Passagers (3)

Luc Delahaye, L'Autre, Phaidon, 1999
...un certain type de nihilisme, un point zéro en deçà duquel je ne pouvais aller. LD

Luc Delahaye, L'Autre, Phaidon, 1999
A part le coup d'œil de contrebande, c'est le mur. On est très seuls dans ces endroits publics et il y a de la violence dans notre acceptation calme d'un monde fermé. Je suis assis face à quelqu'un pour enregistrer l'image, la forme de l'évidence, mais comme lui je fixe un point éloigné et je simule l'absence. J'essaie de lui ressembler. C'est une comédie, un mensonge nécessaire le temps d'une photo.
Luc Delahaye 

Personne ne regarde personne. Seul l'objectif "voit", mais il est caché. Ce n'est donc pas exactement l'Autre que saisit le photographe, mais ce qui reste de l'Autre quand lui n'est pas là : le regard désappareillé de ceux qui ne voient rien, qui ne se regardent surtout pas les uns les autres, dans l'obsession de protéger leur espace symbolique. D'où cette proximité, et cette distance particulière des visages - une tension proxémique faite de l'appréhension d'être vu, et de voir. Chacun fixe un espace vide, au-delà de celui qui lui fait face. Et le photographe aussi, qui ne veut rien savoir de son objet. Tout le monde et anonyme dans cette histoire, et chaque visage s'évanouit en temps réel. 
Jean Baudrillard

Et l'exact inverse dans cette photographie de Jean-Luc Moulène :

Jean-Luc Moulène, Père Lachaise-Bastille, Paris, 15 September 1998
Nous voyons ici une fille en colère. Juste après l'avoir photographiée, elle a plaqué sa main sur la vitre avec une grande violence. Cette fille ne semblait ainsi plus tellement pacifique.

... d'abord l'observation de la place de la Bastille pendant des années, et donc l'observation du fait que lorsque ces bus tournent pour prendre la direction du Faubourg Saint-Antoine, ils roulent extrêmement près du trottoir. Nous pouvons ainsi facilement les approcher.
J'ai également vécu d'autres expériences comme celle du métro qui n'est pas toujours simple. Je me suis rendu compte que l'on pouvait photographier les gens à un moment précis : vous descendez du métro à l'arrêt et attendez qu'il commence à repartir. Vous pouvez alors flasher car vous êtes sûrs que personne ne pourra revenir vers vous. Ce sont des stratégies de prise de vue, mais liées à l'observation des situations et des quartiers.

D'autres passagers : (1) et (2)